JEU DE GO

L’homme s’incline devant la machine

La victoire fut décisive. Et elle a pris les experts de court. AlphaGo, un ordinateur de Google, a outrageusement dominé un champion coréen du jeu de go lors d’une série de matchs qui s’est terminée hier. La victoire est considérée comme un important jalon dans le développement de l’intelligence artificielle. Compte rendu.

Le duel

Dans le coin droit, le Coréen Lee Sedol – l’un des plus grands maîtres du go, un jeu millénaire chinois. Dans le coin gauche, AlphaGo – un programme informatique développé par l’entreprise DeepMind, aujourd’hui une division de Google. Dans une série qui a tenu la planète geek en haleine, la machine a déjoué les pronostics en remportant le duel à quatre matchs contre un. « Tout est complètement différent de ce à quoi j’ai été habitué et j’ai eu du mal à m’y faire », a commenté le perdant. Lee Sedol avait pourtant prédit qu’il infligerait une « victoire écrasante » à AlphaGo. La plupart des observateurs pensaient comme lui.

Le symbole

AlphaGo avait infligé une série de cinq revers au champion européen de go l’automne dernier. Mais on croyait qu’il frapperait un mur contre Lee Sedol, un joueur décrit comme particulièrement « créatif ». « Personne ne s’attendait à ce que la machine progresse si vite », résume Yoshua Bengio, titulaire de la Chaire de recherche sur les algorithmes d’apprentissage statique à l’Université de Montréal.

Voitures qui se conduisent seules, ordinateurs qui reconnaissent des visages ou des voix, machines qui pourront aider les médecins à poser des diagnostics et orienter les traitements : selon le professeur Bengio, les progrès exhibés par AlphaGo auront des impacts dans plusieurs domaines. « C’est un signal, un symptôme du progrès qui est en train de se faire en intelligence artificielle », dit-il.

Le jeu

Inventé en Chine il y a plusieurs millénaires, le jeu de go oppose deux joueurs qui déposent des pierres blanches ou noires à tour de rôle sur une grille formée de 19x19 lignes. Le but est de conquérir des territoires et d’éliminer les pierres de l’adversaire en les entourant. Le jeu est considéré comme beaucoup plus complexe que les échecs, une discipline où la machine s’est imposée dès 1997 quand Deep Blue, un ordinateur d’IBM, a battu le champion russe Garry Kasparov.

Le chiffre

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C’est le nombre de configurations possibles que peut prendre le plateau quadrillé du go, un chiffre plus élevé que le nombre d’atomes dans l’Univers. Devant une telle complexité, l’ordinateur ne peut s’en remettre à la force brute et calculer toutes les possibilités. Jusqu’à tout récemment, les ordinateurs étaient ainsi incapables de battre des joueurs de go le moindrement entraînés.

L’apprentissage

Si AlphaGo a réussi le coup cette fois, c’est grâce à ce qu’on appelle « l’apprentissage profond ». En utilisant des algorithmes inspirés des réseaux de neurones du cerveau, l’ordinateur apprend de ses erreurs. Supervisé par des experts, il passe son temps à jouer contre lui-même, contre des humains ou contre d’autres logiciels et s’améliore chaque fois. Parce qu’il peut être difficile de deviner qui gagne une partie de go en regardant l’état du jeu, AlphaGo a analysé 30 millions de configurations tirées de parties jouées par des experts. « Le réseau profond joue le rôle de l’intuition. Il arrive, en regardant le plateau, à évaluer si ce sont les blancs ou les noirs qui sont favorisés par une configuration ou un coup », explique le chercheur Yoshua Bengio.

Le calcul

Comme il ne peut pas calculer l’impact de tous les coups possibles, AlphaGo utilise son intuition artificielle pour choisir lesquels il va étudier. Quand c’est fait, il met la puissance de calcul propre aux ordinateurs à profit pour déterminer l’impact qu’auraient ces coups. Selon Yoshua Bengio, l’intuition humaine reste largement supérieure à celle de l’ordinateur. Mais combinée à la capacité de calcul et la mémoire de la machine, l’intuition d’AlphaGo s’est avérée suffisante pour battre Lee Sedol.

Les réactions

Jean-Sébastien Lechasseur, président de l’Association québécoise des joueurs de go, admet que certains joueurs ont eu l’ego blessé en voyant la victoire d’AlphaGo. « Certains joueurs étaient attachés au fait que le go était le dernier jeu auquel on pouvait battre les machines », dit-il. D’autres, comme lui, voient plutôt dans ces confrontations l’occasion d’en connaître plus sur leur jeu favori.

« On apprend beaucoup en regardant ces parties. On a vu des coups que même les meilleurs professionnels ne pensaient pas possibles. C’est vraiment intéressant pour le développement du jeu – même si j’avoue que j’avais le go^t que Lee Sedol gagne », dit-il.

La morale

À ceux qui seraient démoralisés par cette autre victoire de la machine sur l’être humain, Yoshua Bengio incite à relativiser. Il rappelle que le Coréen de 33 ans se battait seul contre l’argent, la capacité technologique et les cerveaux d’une division entière de Google. « Ils ont des ressources très importantes et ils ont mis le paquet pour réaliser un coup fumant », souligne-t-il.

Il rappelle aussi qu’AlphaGo a joué et analysé des dizaines de millions de parties avant d’affronter Lee Sedol, alors que lui n’a pu jouer qu’une fraction de ce nombre dans sa vie. « Oui, les ordinateurs apprennent, dit M. Bengio. Mais ça leur prend encore beaucoup plus d’exemples qu’un humain pour comprendre. »

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